Mademoiselle Else

NAISSANCE DU PROJET

J’ai découvert ce magnifique texte il y a une dizaine d’années et depuis je l’ai toujours gardé quelque part en moi. Ce qui m’a frappé dans ce monologue intérieur, la puissance de l’écriture de Schnitzler mise à part, c’était cette profonde délicatesse avec laquelle il met en scène le tiraillement de Mademoiselle Else entre l’obligation de sauver son père et par conséquent sa famille et la découverte, l'interrogation autour du désir, du fantasme de cette jeune fille. Désir qui lui impose de se donner toute entière à un jeu malsain, dangereux.

L’air est comme du champagne. Dans une heure ce sera le dîner. Le dîner. Que mettre ? La robe bleue ou la noire ? La noire serait peut-être à sa place ce soir. Trop décolletée. Toilette de circonstance, dit-on dans les romans français. Il faut que je sois séduisante lorsque je parlerai à Dorsday. Nonchalament après le dîner. Ses yeux plongeront dans mon décolleté. Répugnant personnage. Je le hais. Je hais tout le monde.

Mardemoiselle Else d'Arthur SCHNITZLER

Naïve, ne connaissant que peu le monde et les hommes dont elle a été protégées dans cette société puritaine où les filles sont laissées dans l’ignorance, Mademoiselle Else imagine ce marché comme une aventure presque sortie d’un roman d’amour. Sorte de passage à l’âge adulte forcé par sa mère, la rencontre avec Dorsday entraîne un million de nouvelles questions sur le futur de Mademoiselle Else.

Que choisir ? Se marier et fonder une famille ? Ou avoir plusieurs amants et s’amuser, comme dans les histoires lues et les commérages entendus ? Son innocence paraît encore intacte.

En lui demandant de parler à M. Von Dorsday ses parents la mettent dans un rapport de soumission vis à vis de ce marchand d’art fortuné. Et quand Else passe à l’action et ose l’aborder, la situation devient sérieuse et est poussée à son extrême. Else n’est plus dans un jeu d’adolescente. Cette jeune femme de 19 ans qui ne s’est pas encore découverte en tant que femme, se retrouve transformée en un objet de désir face à un homme plus âgé.

Voici une phrase de roman : la fille au noble coeur se vend pour l’amour de son père bien aimé, et... Elle en retire du plaisir. Tout cela me dégoûte. 

Mardemoiselle Else d'Arthur SCHNITZLER

A partir de ce moment, la question du désir se pose, aussi, concrètement pour elle. L’inconnu et le regard de l’autre, le regard de l’homme et de ce qu’il fait de la femme la perturbe, l’attire, l’effraie.

AUJOURD'HUI ? 

Des questions profondément intimes, sociales et qui restent étonnamment modernes de nos jours. Le rapport de force économique qui détermine les règles de cette négociation, enlève à cette rencontre évidemment la saveur d’une histoire d’amour romantique...

Aujourd’hui, à la lecture du texte, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à l’augmentation de la prostitution, des escort-girls et des sugar babies chez des jeunes femmes qui se retrouvent dans l’obligation de trouver des solutions efficaces et rapides pour gagner de l’argent. Nous sommes aussi évidemment face à une situtation où une jeune femme est sous l’emprise des adultes : sa mère qui la pousse à séduire un homme plus âgé, son père absent présenté comme victime à sauver, et Dorsday, cet homme âgé qui fait d’Else un objet de désir. Nous pouvons donc difficilement nous retenir de penser à des cas d’emprise et de manipulation qui font partie de l’actualité du mouvement «Me too» en France, comme dans celui de Judith Godrèche...

Afin d’accentuer le raisonnement de ce texte avec aujourd’hui, j’ai décidé d’y intégrer des témoignages de jeunes femmes et/ou de femmes ayant vécu une emprise dans leur jeunesse. Pour rappeler combien ces questions sont actuelles. Pour rappeler la multiplicité de femmes qui se retrouvent dans ce genre de situation. Pour montrer qu’Else n’est pas la seule dans ce tiraillement et cette emprise. Intégrer des témoignages dans ce récit nous permet également de sortir de la fiction et de nous rapprocher de la réalité, qui n’est malheureusement pas meilleure que la fiction. Certains de ces témoignages ont été réécrits, d’autres ont été gardés dans leur version originale. Il y a aussi quelques extraits tirés du roman «Les putes voilées n’iront jamais au paradis» de Chahdortt Djavann.

Il était à la fois celui qui me complimentait et celui qui m’humiliait. Et donc je cherchais toujours après les humiliations, à ce qu’il y ait de nouveau des compliments. Il pouvait aller finalement de plus en plus loin.

Témoignage

 

Une maîtrise de littérature anglaise ça ne nourrit pas… Depuis un an je végéte ; pas de boulot, pas d’occupation. Une copine me refile l’adresse d’un gars, elle sait que j’ai tout ce qu’il faut : jolie gueule, des nichons bien foutus, des jambes impec. Bref, la totale, sans fausse modestie. J’ai juste un nez qui cloche, je vais l’opérer. 

Les putes voilées n'iront jamais au paradis de Chahdortt DJAVANN