You will love me

Qui est le destinataire des Sonnets de Shakespeare ? Depuis des siècles le mystère reste entier, et les théories abondent encore aujourd’hui : le jeune Fair boy serait un mécène de Shakespeare, Lord Pembroke, peut être Lord Southampton, ou bien un ami de Thomas Thorpe, l’éditeur des Sonnets et auteur de la dédicace, ou encore Shakespeare lui-même. En 1889, Oscar Wilde s’est posé cette question et a donné naissance à la figure de Willie Hughes. En 2020, nous nous posons la même question. Le théâtre nous semble être le lieu privilégié pour y répondre, parce qu’il est le lieu des possibles, de l’incarnation et de la convocation de ce qui n’est plus.

Ce qui nous intéresse avant tout est de savoir pourquoi cette question se pose : pourquoi cette obsession pour l’incarnation ? Pourquoi vouloir à tout prix donner un visage en chair et en os à ce « tu » qui traverse les siècles ? C’est le besoin d’histoire que nous interrogeons. Que révèle-t-il de nous-mêmes ?

Le Portrait de Mr. W. H. d’Oscar Wilde sert de pretexte à son auteur pour publier un essai, sa propre hypothèse des Sonnets, une théorie de l’homosexualité de Shakespeare, en pleine Angleterre victorienne. Les personnages de Wilde entretiennent des relations ambigues, dans une homosexualité suggerée mais jamais explicitée. Son essai est aussi l’expression de son esthétisme : pour celui qui fit de sa vie une tragique oeuvre art, l’esthétique, la forme, doit triompher de tout, même de l’éthique. Dans You will love me, le travail d’adaptation est d’abord celui d’une époque, passer du XIXème siècle à aujourd’hui et ainsi actualiser les problématiques. Si aujourd’hui, dans certains pays du moins, on ne finit pas en prison à cause de son orientation sexuelle – comme ce fut le cas pour Wilde - comment incarner des personnages qui sont au seuil d’eux-mêmes, qui bouillonnent dans l’empêchement à être soi ? Et quelle place donner à l’Art dans cette quête ? Ces thématiques nous semblent transcender les époques. Enfin, comment rendre au théâtre une théorie, celle de Willie Hughes, enrichie par l’enquête du narrateur dans les Sonnets de Shakespeare? Sa conclusion nous met sur la piste : « … je découvrais le caractère achevé de l’ensemble. Le drame formé par les Sonnets se divise en quatre actes … ». Dans You will love me, nous voulons donner vie à ce drame, et le théâtre dans le théâtre sert de cadre pour incarner cette théorie. Elle s’invente au fil de la folie de Cyril Graham. Chez Wilde c’est un faux portrait de Willie Hughes qui est censé prouver l’existence du jeune acteur. Par le théâtre dans le théâtre, nous voulons créer notre propre faux artistique.

Dans You will love me, Cyril Graham est empêché, dans son homosexualité et à être comédien, ce qui aboutit à son suicide.

Comme pour l’acteur, c’est le masque de la fiction qui est libérateur, c’est le faux qui révèle le vrai, c’est l’Art qui les révèle à eux-mêmes. La théorie est prétexte. En jouant la vie amoureuse de Shakespeare, c’est leur histoire d’amour qui se joue.

Sur scène, tout se fait à partir de rien. Quelques éléments de décors se transforment et se réutilisent. Les interprètes sont au centre d’un théâtre dans le théâtre assumé.