Pikes Peak, la course vers les nuages

NOTE D'INTENTION 

Tout a commencé lors de mon premier cours d’enseignement de théâtre à des jeunes adultes amateurs à Paris. Un cours d’essai
de deux heures pour découvrir cet art et lâcher prise du quotidien. Voilà, c’est l’heure, prête à accueillir les participants avec envie. Les premiers « bonjours » se font entendre, embarrassés pour la plupart. Tout de suite, la raideur des corps me parvient très fort puis j’observe la danse des claquettes sur le parquet. Ces petits pas qui hésitent, tâtonnent, pour oser enfin des plus grands. Les corps transpirent de nervosité. Une dizaine de minutes s’écoulent. Aux regards anxieux se succèdent des regards plus curieux, sur moi, le professeur mais surtout à l’égard des autres élèves. Quinze personnes dans cette salle de théâtre, salle à l’apparence inhospitalière, sont réunies. Quinze personnes aux univers parfois radicalement opposés pour faire théâtre ensemble. Tous, me font part des raisons de leur présence ici, des raisons toutes différentes mais l’une d’elles revient systématiquement à l’unisson : rencontrer d’autres personnes.
Quelques mois plus tard, lors du spectacle de fin d’année, je reçois de la part de mes élèves une carte de remerciement, l’un des mots sur la carte : « je te remercie de m’avoir sauvé d’une vie monotone et sans saveur ». Cette volonté si forte de socialisation attire ma curiosité et soulève réflexion à l’heure de l’ultra-connectivité. Nous sommes fervents utilisateurs de nombreux réseaux sociaux qui promettent de rester en contact continu avec nos proches, générer du lien aux autres. Pourtant, demeure en écho dans mes oreilles ce souffle criant, émanant de la salle de théâtre, de solitude et d’isolement. La success story instagram et Tik Tok, réseaux sociaux indispensables désormais pour la génération Z, se transforment quelquefois en bombe nucléaire d’isolement et de repli sur soi voire de cyber harcèlement. 

En parallèle, mon papa m’annonce qu’il doit liquider son entreprise dans le bâtiment, entreprise qui a plus de 26 ans d’ancienneté et qu’il s’apprête à 62 ans, à retourner sur le marché de l’emploi. Très vite, dans la famille, on observe tous, lui le premier, sa sensation d’isolement liée à une perte de repères d’un marché du travail dont il n’a plus les codes. Il s’aperçoit de la
déconnexion totale entre ce marché de l’emploi qu’il a quitté 26 ans plus tôt pour exercer son métier d’indépendant et celui qu’il raccroche à bout de course aujourd’hui. L’impression d’un monde qui aurait continué à tourner sans lui. Comme si 26 ans
durant, une sorte de bulle virtuelle s’était formée autour de lui. Désormais, le réel reprenait petit à petit le pouvoir. Il était important pour moi d’essayer d’analyser à la fois la sensation décrite par mes élèves, et celle de mon papa, finalement pas si éloignées l’une de l’autre, celle de solitude et d’isolement. Ce motif est traité par le biais du rapport aux réseaux sociaux en prenant en compte le gap générationnel entre les différents protagonistes.

À l’instar de mes élèves et de mon papa, les quatre personnages de la pièce, Samantha, Basile, Sarah et Patrick, n’ont pas le même âge et ont tous une histoire et un rapport différent aux réseaux sociaux. Quand cette consommation s’avère massive pour le personnage de Sarah, et la génération Z, elle est insignifiante voire nulle pour Patrick et les baby-boomers. Pour autant, la construction d’un monde imaginaire peut exister avec la même force pour ces deux générations.

J’ai souhaité explorer ces différents motifs au travers du thème vaste et sibyllin, qu’est la rencontre, en particulier amoureuse et des applications de rencontres qui gravitent autour. Il n’y a pas de volonté dans la pièce de taper sur les doigts des nouvelles technologies mais plutôt d’ouvrir vers une réflexion positive, de prise en compte de cette accélération numérique.
J’essaye à travers Pikes Peak de questionner la possibilité de la rencontre aujourd’hui dans un monde à 1000 à l’heure.

C’est justement cette accélération, cette course de vitesse que je souhaite comme fil rouge tout au long de la pièce. Une course de vitesse vers la grande aventure de la rencontre. Elle se matérialise d’abord par l’écriture qui alterne monologues intimes face public et scènes de groupe. Puis au plateau où dès les premières minutes, je souhaite placer le spectateur in media res. Il plonge immédiatement dans l’univers de Patrick, 62 ans, conseiller commercial chez Motorcars qui commente sa course automobile
préférée Pike Peak à la télé. Se déploie sous nos yeux métaphoriquement une autre course, celle de la rencontre amoureuse et
des applications de rencontres où l’on swipe à gauche d’un revers de pouce.

À travers ce fil rouge, je fais le choix de parler de cette course effrénée de la vie où tout va vite. De cette nouvelle génération Z de “slashers” qui fait tout plus vite et de l’adaptation des autres générations qui n’ont pas vécu dans l’instantané.
Un tapis à bande motorisé où les personnages se succèderont au travers de leur monologue, matérialisera pour le spectateur la sensation de course de vitesse et pour les personnages en scène, leur envie et effort d’être ou de rester dans la course.

Enfin, le nom de la pièce Pikes Peak, la course vers les nuages n’est pas choisi au hasard. La symbolique de la montagne m’est chère et renvoie au parcours initiatique que vont emprunter Samantha, Sarah, Basile et Patrick durant 1 h 20. 1 h 20 d’ascension avec les spectateurs, riche en découvertes et apprentissages.

J’aime l’idée que les personnages en haut de la montagne (c’est-à-dire à la fin de la pièce) ne sont plus les mêmes qu’en bas (au début de la pièce). L’ascension abolit le jeu social et chacune de leurs rencontres oriente la route différemment. Comme c’est souvent le cas dans la vie, le tracé pour atteindre le sommet change au gré des rencontres.

Cette symbolique de la montagne renvoie également et plus métaphoriquement au cours de la vie et à la recherche de la connaissance de soi. Autrui peut en être l’initiateur comme le fervent soutien. En montagne comme dans la vie, on a besoin des
autres et l’ascension devient moins rude quand on peut s’appuyer et compter sur eux. Je souhaitais aborder à travers ce thème, l’idée du temps qui défile. En montée, mieux vaut ne pas regarder en bas ni en arrière, il faut rester dans l’action comme le dit si bien Aristote, saisir le kaïros et aller de l’avant.

Cette course vers les nuages c’est aussi cette course que l’on foule tous, cette course dont on ne sait jamais vraiment où se situe
la ligne d’arrivée. ▲

Maud Olivieri, septembre 2023