Black & Light

Note d'intention

Lorsque j’étais enfant, j’ai eu un dérèglement de la vue qui causait de terribles migraines. A la suite de différents diagnostics, d’une IRM, de six mois de rééducation des yeux, rien ne s’était amélioré et aucun médecin ne trouvait la cause de ce strabisme apparu subitement. Quelque temps plus tard, je suis allée chez un ostéopathe aveugle qui, après avoir posé ses mains quelques secondes sur mon dos, connaissait l’origine de mon trouble. En une heure, j’étais guérie, je pouvais à nouveau lire et écrire et je venais de faire une découverte incroyable sur les connexions du corps. Depuis ce jour, je ne cesse de me questionner sur la manière dont les différentes cultures et les individus appréhendent le corps.

J’ai été interpellée par la façon dont nous envisageons notre corps de manière souvent compartimentée. En effet, nous sommes un ensemble et pourtant, la médecine occidentale nous incite à dissocier le traitement de nos maux, chaque
partie du corps disposant de son médecin spécialiste. De même, la multiplication des salles de sport témoigne de l’envie de développer les muscles de manière ciblée voire isolée. Certains sports de haut niveau poussent également les athlètes à développer davantage une partie de leur corps pour être plus performants. La publicité aussi représente le corps divisé en membres sublimés voire dénaturés de réalisme comme la panoplie de jambes bronzées et déjà épilées pour promouvoir des rasoirs ou encore les ventres plats, voire retouchés, pour des produits de minceur et de digestion. Ainsi, nous envisageons, le plus souvent, nos membres, leur utilisation et ce qu’ils nous procurent de façon séparée.

C’est ce traitement du corps que je souhaite questionner en présentant des membres du corps morcelés qui cherchent à s’unifier.

J’ai également constaté un glissement entre l’époque où les sociétés étaient au service du corps et notre époque où le corps est au service de la société. En effet, lorsque la survie était au premier plan, les sociétés dites « primitives » mettaient les besoins du corps en avant. Alors qu’à l’ère de l’abondance et du progrès, nos sociétés focalisent leur attention sur d’autres aspects. Ainsi la réussite sociale prend souvent le pas sur le bien-être, en témoignent les multiples burn-out ou les suicides liés à la maltraitance au travail. Il en va de même pour l’exigence esthétique que tout le monde s’impose et qui est largement véhiculée par la presse et la publicité. La médecine elle aussi joue son rôle dans cette course effrénée vers la perfection, d’où le succès de la chirurgie esthétique. C’est cette réflexion autour du corps contemporain qui me donne envie de traiter le corps comme un objet plastique dans Black & Light, au travers de différents tableaux. Je ne ferai d’ailleurs apparaître aucun autre objet et les seuls accessoires utilisés serviront uniquement à varier et fluidifier les mouvements des interprètes, sans être visibles. Au travers de gestes et de mouvements des membres symboliques, des situations connues et des représentations visuelles vont se dessiner.

La notion d’espace s’associe instantanément à mes yeux à la lumière, qui est pour moi source de vie. En effet, l’espace qui n’est pas éclairé n’existe pas. J’ai donc choisi que les membres soient eux-mêmes la source de lumière car cela renforce l’aspect vivant et autonome de chacun. À cet effet, j’utiliserai le procédé de la phosphorescence qui, comme les étoiles placées au-dessus du lit des petits qui se chargent le jour et s’illuminent la nuit, nous rappelle l’univers de l’enfance et de la féerie.

Ainsi, le spectacle se déroule essentiellement dans le noir, afin de laisser seulement apparaître les morceaux de corps lumineux. Cela accentue également la métaphore que je souhaite créer d’un monde comme une constellation de morceaux de corps. Cette danse des membres sera, par moments, délirante ou inquiétante afin d’illustrer l’absurdité et la violence de notre société sur le corps. Mais je tiens à garder la légèreté amenée par les tentatives insensées des membres pour s’assembler avant de réussir à s’unir aux autres pour former un tout. L’arrivée du xylophone dans la composition musicale va également apporter une touche de magie et de légèreté ; les membres vont s’envoler. Plongée dans l’univers de l’Art depuis mon enfance, les oeuvres picturales sont une véritable source d’inspiration pour moi. C’est pour cela que j’ai découpé ma chorégraphie en tableaux, chacun regroupé autour de six grands thèmes : la religion, l’Art, le sport, l’Histoire/la politique, la consommation et le quotidien.

Ainsi, les membres agissent comme des pinceaux au service de représentations religieuses, culturelles ou artistiques ancrées dans la culture, les moeurs et la mémoire collective, allant du cri de Munch au Tour de France, en passant par Shiva ou Kali et ses multiples bras. Tout cela parsemé de jeux de mots visuels et de références humoristiques, comme le personnage de la main dans La Famille Addams qui s’anime seule et possède son intelligence, la mythique envolée de cheveux L’Oréal ou encore les nombreux signes de doigts allant du message de paix à l’insulte. Les jeux de langages liés au corps sont également une source d’inspiration du spectacle, ainsi je vais représenter les expressions telles que tête en l’air, prendre ses jambes à son cou ou encore une partie de jambes en l’air.

Le langage du corps permet aux messages d’être universels et intergénérationnels, avec une lecture qui varie selon l’âge ou le bagage culturel. Au travers d’un univers poétique et visuel, j’ai la volonté que la lisibilité des tableaux et des histoires formées par les membres à l’intérieur soit simple et permette un accès large et tout public au spectacle.

- Pauline Corvellec -