Au-delà de la pénétration

Note d'intention

Et si le théâtre pouvait contribuer à changer le monde comme le dit Alexander Zeldin, l’une des plus importantes figures du théâtre britannique et européen actuel.

Avec un texte comme Au-delà de la pénétration, cela paraît possible tant les témoignages de lecteur•rice•s ébranlé•e•s par l’ouvrage sont nombreux et poignants. La presse s’est également fait l’écho des questionnements et bouleversements que cet ouvrage soulève et appelle de ses vœux. A l’heure des nouvelles masculinités telles que définies par Ivan Jablonka dans Des hommes justes (Seuil, 2019) ou explorées par Victoire Tuaillon dans Les couilles sur la table (Points éditions, 2021), Martin Page creuse un sillon singulier et jusqu’alors peu exploré, celui des liens entre pénétration sexuelle et patriarcat.

Mais comment faire théâtre à partir de cette passionnante réflexion ? Comment obtenir sur les spectateur•rice•s l’impact que ce livre a eu sur moi ? Quel lien tisser avec eux•elles une heure dix durant, quelles conditions réunir pour les rendre le plus réceptif•ive•s possible ? Comment incarner cette parole, la mettre en scène, en lumière, la faire entendre et qu’elle contribue ainsi à faire valser les modèles dominants ? Comment prendre l’espace du plateau en tant qu’homme sans le monopoliser, sans priver les femmes de leur parole? Tels sont les enjeux de ce projet. Telle sera ma « contribution au monde » pour reprendre une expression chère à Marina Abramović dont le travail performatif et la qualité de présence face au public ne seront pas étrangers à ce spectacle.  

En tant qu’interprète et au sein de ma cie, j’aime être dans un rapport direct avec le public, le laisser le moins passif possible, qu’il contribue d’une façon ou d’une autre à la représentation en cours. Dans Les invités de Thierry Illouz, l’acteur que j’incarne reçoit des spectateur•rice•s chez lui et se livre à une logorrhée où fiction et réalité se confondent sans que la•le spectateur•rice sache s’il•elle doit ou non intervenir. Dans mon projet Tête de lecture, chaque spectateur•rice peut m’apporter une à deux pages de littérature dont je lui fais la lecture au débotté s’il•elle est tiré•e au sort. Le texte de Martin Page, outre sa flagrante oralité, permet ce rapport direct au public qui m’est si cher, un rapport propice aux bouleversements. Une part essentielle des enjeux de la création se jouera là, dans ce rapport direct, unique, à réinventer chaque soir.

Comme l’énonce le docteur en sociologie Kevin Diter, « dès la plus petite enfance, les garçons sont encouragés à prendre tout l’espace, et les filles reléguées dans les coins, à la périphérie ». Créer un seul en scène féministe en tant qu’homme ne peut s’envisager pour moi qu’avec humilité et une attention aigüe portée à l’espace occupé par cette parole d’homme. Ces conditions, déjà présentes dans le texte, devront trouver leur traduction concrète au plateau, notamment par la remise en question et l’exploration du positionnement spatial de l’interprète. Je serai accompagné dans cette recherche par la chorégraphe & performeuse, Aude Lachaise, avec laquelle nous creuserons également la physicalité du personnage.

Pour habiter et incarner la pensée de Martin Page avec finesse et intensité, je souhaite apporter un soin particulier au travail de costumes. Il devra être subtilement contemporain et contribuer à construire avec justesse la corporalité du personnage. La singularité de ce dernier, son humour, son humanité et sa profondeur devront notamment passer par le costume et susciter l’empathie des spectateur•rice•s. Isabelle Deffin, costumière de Joël Pommerat, me semble être la personne idéale pour remplir cette mission. Les recherches iconographiques et la création de silhouettes qu’elle mène depuis de nombreuses années, l’étroite collaboration qu’elle a pris l’habitude de bâtir avec les comédien•ne•s à chaque étape de son travail et la confrontation permanente au plateau qui lui est chère en font une collaboratrice de premier plan qui, au-delà du costume, me secondera plus largement sur la direction artistique du projet et l’adaptation du texte au plateau.

Afin de plonger les spectateur•rice•s dans la tête de Martin Page, de les immerger dans sa pensée, dans sa réflexion, de la faire naître sous leurs yeux, j’imagine un plateau dépouillé, habillé de lumières et doté d’un dispositif sonore immersif.

Je souhaite travailler avec la créatrice lumières Abigail Fowler. Habituée des scénographies minimales (en danse contemporaine notamment), elle excelle à jouer avec la perception du plateau, à sculpter les espaces et les ambiances. La lumière sera envisagée ici comme une installation plastique et une matière à part entière, capable d’influencer les émotions du public. Elle réunira spectateur•rice•s et acteur en un lieu commun, celui de la pensée, de la réflexion, de l’échange et de la transformation. La dichotomie femmes hommes présente dans le texte se traduira de manière sensible en lumière par un jeu d’exploration avancée des couleurs complémentaires qui tantôt s’opposeront tantôt se réuniront, se pénètreront.

La barrière qui sépare traditionnellement le public du plateau sera également gommée par la spatialisation du son. Afin de bâtir une atmosphère sonore propice à l’écoute et à l’introspection, je souhaite collaborer avec Martin Antiphon qui, officiant régulièrement à l'Ircam comme ingénieur du son, est rompu aux techniques de spatialisation. Telle une couverture enveloppante et rassurante, le son accompagnera la•le spectateur•rice dans son cheminement personnel sans qu’il en ait forcément conscience. Il contribuera à construire un espace mental qui pourra ensuite se voir bouleverser, troubler, retourner, à l’image du•de la spectateur•rice face aux propos de Martin Page.

Pour ancrer davantage encore la représentation dans le réel qu’elle cherche à ébranler seront diffusées, comme dialoguant singulièrement avec la pensée du personnage, des voix de femmes témoignant de leur rapport à la pénétration. Pour ce faire des extraits de la dernière partie du livre « propos sur la pénétration » ont été enregistrés lors d’ateliers amateurs et des témoignages anonymes audio sont en cours de collecte.

Cet essai de Martin Page est unique en son genre et salué comme bien trop rare par de nombreuses féministes. En le portant au plateau, en l’incarnant, j’espère en amplifier encore l’écho.

  Yves HECK

  Conception, mise en scène & interprétation